CHAPITRE XIII

 

 

Lorsque le Fou arriva devant le mur, Giselher s’y trouvait déjà. Le corps du Héros ne portait plus la moindre trace du combat qui lui avait coûté la vie. Le Fou, lui, se souvenait encore de ses dernières sensations : l’eau qui pénétrait dans sa bouche, dans son nez, l’eau qui bloquait sa respiration, lui faisait croire que sa tête allait exploser, l’eau qui l’écrasait, le broyait, le roulait en avant et en arrière, dans un monstrueux mouvement de balancier, l’eau qui finissait par le déposer au sein accueillant d’un grand trou noir. Il se souvenait avoir songé qu’il était mort et voilà que, sans transition, il arrivait ici !

Le mur n’avait pas de limites : fait d’une matière inconnue, parfaitement noire, il s’étendait à perte de vue vers la gauche, la droite et vers le ciel. Avant le mur il n’y avait rien, sinon deux hommes qui se croyaient morts, marchant sur un sol invisible greffé dans l’obscurité totale d’un univers inconnu.

Devant eux, au cœur du mur, se trouvait une porte, une large double porte d’ivoire, blanche jusqu’à l’éblouissement. Un millier de dessins étranges étaient sculptés dans ses deux battants, écritures magiques ou monstres improbables.

Comment pouvaient-ils se trouver en cet endroit, puisqu’ils n’y étaient pas venus ? Qui les y avait transportés ?

Le Fou n’avait pas encore été vu par Giselher car il était apparu derrière lui. Pour signaler sa présence, il voulut lui frapper légèrement sur l’épaule, mais sa main passa au travers des chairs du Héros, sans qu’il ressente le moindre contact  – physique à tout le moins.

— C’est toi, Fou ? demanda Giselher sans se retourner. Je sens ta présence...

— C’est moi, oui. Où sommes-nous ?

Le Héros haussa ses épaules intangibles.

— Devant la porte de la contrée de la mort, je suppose, dit-il. Les cavaliers dorés t’ont tué, toi aussi ?

— Non, la mer..., répondit le Fou sans plus d’explications.

Giselher hocha la tête, comme s’il comprenait. Et, de fait, le Fou eut le sentiment qu’il comprenait, que tout était changé. Il ne restait plus rien de la morgue hautaine du Héros, plus rien de son assurance. Désormais ils étaient égaux.

— Tu crois qu’il y a quelque chose après la porte ?

— Je ne sais pas, dit le Fou. Allons voir !

Côte à côte ils s’avancèrent devant la porte blanche. Lorsqu’ils tendirent la main pour la pousser, ils s’aperçurent qu’ils pouvaient la traverser. Alors ils échangèrent un sourire rapide et franchirent ensemble le seuil de la contrée de la mort...

 

 

Giselher se sentit soulevé du sol, comme si son poids, soudain, avait été annihilé. Incapable de contrôler ses mouvements, il tournait et tournait sur lui-même, fragile flocon de neige au cœur d’un tourbillon. Tout était noir autour de lui, aussi noir que de l’autre côté du mur. Mais cette fois, il n’y avait plus de porte.

— Fou ? cria-t-il. Tu es là ?

— Il n’est pas là, dit une voix. A compter de cet instant, vos destins ne sont plus liés.

— Qui êtes-vous ?

— Moi ? fit la voix. Je suis Dieu, bien sûr...

— Moi aussi ! intervint une autre voix, plus aiguë. Nous sommes les Dieux de Fuinör. Nous sommes ici pour te juger !

— Mais qu’ai-je fait ? s’exclama Giselher.

— Tu as perdu... dit la première voix.

— ... alors nous allons t’arracher les ailes, continua la seconde. Adieu, moucheron...

Le mouvement de rotation animant Giselher se modifia, devenant plus rapide à mesure que son amplitude augmentait. Il voulut hurler, mais se rendit compte qu’il ne le pouvait plus. Un peu plus tard ses sensations disparurent et ne demeura plus qu’un esprit torturé, perdu au beau milieu du vide, attendant sans y croire que son mouvement devienne assez rapide pour l’empêcher de penser. De penser qu’il resterait là, sans rien voir, rien entendre, sans rien sentir, qu’il resterait là pour l’éternité — Héros déchu, aux ailes arrachées.

 

Le Fou se sentit soulevé du sol comme si son poids, soudain, avait été annihilé. Incapable de contrôler ses mouvements, il tournait et tournait sur lui-même, fragile flocon de neige au cœur d’un tourbillon. Tout était blanc autour de lui, un océan de blancheur, aussi infini que l’obscurité de l’autre côté du mur. Giselher avait disparu.

— Où suis-je ? cria-t-il.

— Dans l’antichambre de la mort, dit une voix.

Le Fou chercha à apercevoir l’être auquel elle appartenait, en vain : il n’y avait que le néant.

— Oui êtes-vous ?

— Moi ? fit la voix. Je suis Dieu, bien sûr...

— Moi aussi ! intervint une autre voix, plus grave. Nous sommes les Dieux de Fuinör. Nous sommes ici pour te juger !

— Mais qu’ai-je fait ? s’exclama le Fou.

— Tu as triché, dit la première voix. Tu ne devais pas mourir...

— ... Alors nous allons te rendre la vie, compléta la seconde. Adieu, cavalier doré...

Le mouvement de rotation animant le Fou se modifia, devenant plus rapide à mesure que son amplitude augmentait. Il voulut hurler, hurler qu’il n’accepterait pas cette vie qu’on lui offrait, que s’il fallait vraiment un nouveau cavalier doré, Giselher en ferait un bien meilleur que lui, parce qu’après tout il n’était qu’un Fou. Mais il se rendit compte qu’il ne le pouvait plus. Un peu plus tard ses sensations disparurent et ne demeura plus qu’un esprit torturé, perdu au beau milieu du vide, espérant sans y croire que son mouvement ne devienne jamais assez rapide pour l’empêcher de penser. Espérant qu’il resterait là sans rien voir, rien entendre, sans rien sentir, qu’il resterait là pour l’éternité.

Juste avant de perdre connaissance, il se demanda s’il reverrait la sorcière lorsqu’il ferait partie des cavaliers dorés.

La forme astrale de l’enchanteur réintégra l’enveloppe charnelle qu’elle avait abandonnée dans la caverne, allongée sur sa couche de méditation. Le vieillard battit des paupières et se redressa sur son séant.

Rowena était débout au pied du lit. Des cernes bleus autour de ses yeux laissaient deviner qu’elle avait pleuré peu de temps auparavant, mais elle s’était recomposé un visage impassible.

— Il y a des jours que j’attends votre retour, maître, dit-elle. Si vous étiez arrivé plus tôt...

— Que se passe-t-il donc de si important ?

— Quelque chose ne s’est pas déroulée comme vous l’aviez prévu. Les cavaliers dorés sont venus et ont vaincu le Héros, mais le Fou ne sera jamais l’un d’entre eux.

— Qu’en sais-tu, Rowena ?

— Il est mort ! dit la princesse. Quand il a compris que je lui avais menti, il est allé se noyer au large.

— Et pourquoi ne l’en as-tu pas empêché ? demanda l’enchanteur, sans paraître inquiet.

Rowena baissa la tête.

— Punissez-moi si vous le désirez, maître, dit-elle. Mais je ne l’ai pas voulu. C’était son premier acte volontaire, le seul que personne ne l’ait forcé à accomplir. Ça n’aurait pas été juste...

Loin de se mettre en colère, le vieil homme sourit.

— Rassure-toi, dit-il. Tout s’est déroulé comme je l’avais prévu, au contraire. Les Dieux nous ont aidés sans le savoir. A l’heure qu’il est, le Fou fait déjà partie des cavaliers dorés...

— Mais...

— Je t’expliquerai, en temps et en heure... Sache que tu m’as bien servi, Rowena. Je suis fier de mon élève, même si elle n’est pas fière d’elle-même. Maintenant, je vais te poser une question. Réfléchis bien avant de me donner ta réponse car elle pourra déterminer le cours de ta vie !

La princesse leva les yeux vers son maître, étonnée, mais elle ne l’interrompit pas.

— Acceptes-tu de renoncer à ta vengeance ? demanda-t-il. Si c’est non, je puis désormais te dire où se trouve le marchand de nuages...

Rowena sentit l’émotion gonfler sa poitrine. Le moment était arrivé.

— Je n’ai nul besoin de réfléchir, dit-elle. Je ne renonce pas. Je ne renoncerai jamais ! C’est tout ce qui me fait vivre...

— Très bien, soupira l’enchanteur, un peu triste. Dans ce cas... Celui que tu appelles Aladin vient de prendre possession du château que lui a fait construire le roi, près du miroir. Il te suffit de t’y rendre...

Les yeux de la princesse étincelaient d’une joie un peu cruelle. Elle serrait les dents pour ne pas crier.

— La haine te rend laide, Rowena, continua le vieil homme. Prends garde qu’elle ne te détruise totalement !

— Si c’est là le prix à payer, je l’accepte, dit-elle. Mais Aladin mourra !

 

Lorsqu’elle sortit de la caverne, le soleil se couchait. La nuit envahissait lentement la forêt pourpre.

— Je viens, Aladin, murmura Rowena. Je viens à toi...

Puis son rire s’éleva dans l’air parfumé, faisant s’envoler un tourbillon d’oiseaux vers de plus hautes branches  – messagers multicolores du désespoir.

 

Fin de la deuxième époque

 

Troisième époque :

 

LES CAVALIERS DORES